Association des Libraires Indépendants du Rhin

Feuilleton des écrivains de Litter'Al

Episode n°1 par François Hoff - Décembre 2018

Elle entra sans frapper, s’assit sans y être invitée, croisa les jambes et attaqua :

« Vous êtes bien Xavier Schwalber ? "Recherches et investigations dans l’intérêt des familles" ?

– Vous avez un doute ?

– Je ne veux pas avoir affaire à un sous-fifre.

– Je suis bien moi. "Discrétion. Célérité. Efficacité". En quoi puis-je vous être utile, madame… ?

– Muller. Mélanie Muller. Mon mari a disparu depuis avant-hier soir. Il était invité par la librairie Bords de l’Ill pour présenter son dernier bouquin, Le Cannibale de Bâle. Il l’avait écrit sous son pseudonyme : Athanase. Je crois que vous le connaissiez. »

Athanase ! Bien sûr ! Mais j’ignorais qu’il s’appelât Muller.

Il avait été journaliste « free-lance d’investigation », tendance fouille-merde. Ce qui lui valut de solides inimitiés. Il n’avait pas son pareil pour subodorer les affaires louches. Banquiers blanchisseurs suisses, mafias d’Europe orientale, trafiquants de viande avariée et autres maquereaux mondains le haïssaient à juste titre.

Je le rencontrais Chez René, rue Kageneck. Il tentait parfois de me soutirer des infos sur mes enquêtes, mais il s’y prenait mal en essayant de me soûler... Je sais garder un parfait silence déontologique, même après quatre apéros.

L’âge venant, il s’était reconverti dans le polar, genre « gore » bas de gamme, mais, paraît-il, « basé sur des faits réels ».

Elle ne cessait de croiser et décroiser ses jambes, gainées de soie noire.

« Je ne vous cache pas qu’il est… volage. »

Et voilà que ça se complique…

Francois hoff

Episode n°2 par Sylvie de Mathuisieulx - Janvier 2019

« Et voilà que ça se complique... » chantonna une petite voix dans ma tête.

Quittant mon fauteuil, je me dirigeai lentement vers la fenêtre : le spectacle de la rue, grouillant deux étages plus bas, s'avéra comme je l'espérais plus propice à un début de réflexion. D'un côté, les histoires de cocufiages ne me faisaient plus rire depuis des années, de l'autre, l'état de mes finances m'interdisait cruellement ne refuser l'affaire qui se présentait. D'autant que la délicieuse Madame Muller semblait éminemment solvable, depuis son foulard de soie griffé jusqu'à la semelle rouge de ses escarpins. Je me tournai vers elle.

– Dites-moi, le caractère volage de votre mari l'a-t-il déjà amené à découcher ?

Elle haussa les épaules, morose :

– Jamais deux nuits de suite... c'est précisément la raison de ma visite, Sherlock...

Choisissant d'ignorer la pique, je gardai le silence. Au bout de quelques secondes, elle baissa les paupières et lâcha dans un souffle :

– Je suis morte d'inquiétude.

Bien sûr. Et moi, j'étais danseuse étoile au Bolchoï. Dès l'instant où elle avait poussé la porte pour entrer dans mon bureau, j'avais flairé l'arnaque. Il faut dire qu'Athanase m'en avait parlé, et plus d'une fois : il avait l'air raide dingue de cette jeune femme, sa troisième ou quatrième épouse, j'avais perdu le compte. Ironiquement, c'était l'avocate à laquelle il avait eu recours pour régler son dernier divorce.

Sacré Athanase. Je me demandai soudain depuis combien de temps je ne l'avais pas croisé. Un mois ? Deux ?

Sylvie2

Episode n°3 par Pierre Kretz - Février 2019

J’en avais assez des croisements et décroisements de jambes de l’épouse d’Athanase. On n’était pas dans une chanson de Brassens quand-même. Et jusqu’à nouvel ordre, l’époux de ma cliente était toujours en vie. J’avais envie de lui dire de se tenir décemment en des circonstances aussi tragiques, mais c’est une cliente. Et chez moi le client est roi et la cliente est reine. Elle prit congé non sans m’avoir  remis une enveloppe kraft, qui contenait en liquide une provision conséquente. Je n’avais pas le choix, il me fallait commencer mon enquête sur le champ.

Je me rendis Chez René, rue Kageneck. Vladimir, le patron, était effondré.

- Figurez-vous, me dit-il, qu’avant sa séance de signature de « Le Canibale de Bâle », Il avait bu  trois pastis avec ses amis de la table du fond, qui sont tous  effondrés.

Je m’installai à leur table et, la mine déconfite, je leur dis : « C’est terrible quand même cette disparition n’est-ce pas. Et son épouse qui doit vivre dans une grande angoisse ».

J’ai cru deviner sur les lèvres de l’un de ces amis, une esquisse de sourire. C’était le moment d’offrir une tournée. Et comme pour les rassurer, je leur dis : « Elle est avocate. Cela aide ».

- Je ne sais pas si une avocate comme elle, dit l’un d’eux, peut beaucoup aider dans une affaire comme celle-ci. Elle est experte au Conseil de l’Europe pour le droit de l’homme en Russie. Elle est russophone. Grand-mère russe. Mais depuis peu elle s’intéresse au droit de l’énergie dans les pays de l’ex bloc soviétique.

Pierre kretz

Episode n°4 par Albert Strickler - Mars 2019

En sortant de Chez René, je remontais la rue Kageneck en mâchouillant mes maigres indices.

Athanase était volage, tout le monde le savait.

La Russe, dont il m’avait avoué être dingue, se disait morte d’inquiétude mais personne ne la croyait, à commencer par l’ami de l’apéro dont l’esquisse du sourire en disait long.

L’enquête venait à peine de démarrer, et j’avais déjà l’humiliante impression de m’être fourvoyé.

Il est vrai que j’avais aussi un peu forcé sur l’apéro qui s’empressa de couler mon esprit de déduction. Car si je m’étais cru habile en payant une tournée, je n’avais pas imaginé que tout le monde allait m’emboîter le pas au gré d’une surenchère qui me valut d’être cuit sur place.

Et c’est le pouls en heurtoir aux tempes que je retournai au bureau en passant par la case sieste.

Je ne suis pas sûr que bien m’en ait pris. En profita un cauchemar qui me vit déchiqueté par des ciseaux à la façon d’Orphée par les Ménades.

Réveillé en sursaut, comme échappé de la guillotine, je reconnus, en sueur, l’origine du cisaillement dont je venais d’être la victime : le jeu de croisement-décroisement des jambes de Mélanie, dont les lames de chair avaient failli me hacher menu.

Mais cette allusion subtile à la viande m’ouvrit une piste que je n’avais pas encore pensé à explorer. Celle du Cannibale de Bâle.

Oui, et l’évidence me frappa le front comme le pouls, les tempes, c’est de ce côté-là qu’il me faudrait chercher. Du côté du roman en évidence sur mon bureau comme La Lettre volée. Si Athanase était à mes yeux un piètre écrivain, son livre recelait peut-être le mystère de sa disparition !

Albert strickler

Episode n°5 par Gérard Freitag - Avril 2019

L’enveloppe avec mes gages d’avance, le bouquin d’Athanase se trouvaient maintenant l’un à côté de l’autre : l’argent que l’on te donne pour te mêler de ça. C’était cela qui était dit.

Mais pour quel rôle ?

Peu d’indices, mais un drôle d’assemblage ! Une cliente, à coup sûr, plus à son aise en vamp espionne qu’en avocate experte ; une vieille connaissance qui était tout sauf un enfant de chœur. Et disparue sans crier gare, mais pas pour tous sans doute.

Ce n’était rien de bon que me voulait toute cette panoplie de coups fourrés.

Mais Le Cannibale de Bâle, c’était une surenchère ! Un titre pareil et son histoire y afférente imaginable, fallait les avoir trouvés !

À moins que… ?

L’idée de tout à l’heure !

Si le thriller sur-dosé et de mauvais goût ne s’en donnait que l’air ? Et caché, distillé dans ses pages, un autre texte, encore moins avouable mais du coup plus subtil ! Une trace, une piste dans un livre alibi ! Quelque chose qu’on ne peut dire qu’en le tenant caché…

Je pris le livre en main, donnai de l’air à sa liasse de feuillets.

Ça ne sentait pas bon ! Son travail de fouille-merde, avec ou sans son assentiment, il l’avait fait cette fois comme il faut, l’Athanase !

Et qu’est ce qu’elle disait sa première phrase ? « Quand un type disparaît, faut pas le chercher trop. » C’était écrit là ! En toutes lettres.

Or on l’avait vu où la dernière fois ? Au lancement du bouquin à la librairie Bords de l’Ill.

Et je me dis en reposant le livre :

« Du coup, Sherlock, t’as bien trouvé ce qu’il te faut ? »

Gerard freitag

 

Episode N°6 par Nicolas Kempf - Mai 2019

J’enfilai mon pardessus et je sortis.

Le soleil de ce début de printemps inondait la rue. Les oiseaux pépiaient, les employés municipaux lavaient les trottoirs à grande eau. Un temps à trouver tout le monde gentil. Je songeais à Mélanie (ou plutôt à « Melanya », comme les adorateurs du pastis me l’avaient révélé). Que faisait-elle en ce moment ? Toujours aussi « morte d’inquiétude »… ?

J’y songeais un peu trop : j’étais presque arrivé devant la vitrine des Bords de l’Ill quand je sentis que quelque chose clochait.

Je passais parfois devant la librairie le matin, et je croisais Duduche, le propriétaire, qui sortait ses caisses de rogatons en sifflotant. On échangeait une vanne ; parfois, j’entrais pour voir les nouveautés.

Mais là, rien. Pas de Duduche, pas de bouquins dehors, et porte close. Et dans la rue, où stationnaient plutôt des voitures de pauvres, une grosse berline bleu nuit, garée comme un sac.

Je ne suis pas un ninja, mais je sais reconnaître les ennuis. Je m’arrêtai, me collai au mur et tentai de voir à l’intérieur de l’échoppe. Rien. Pas un bruit, pas un mouvement. D’un seul coup, je ressentis un vilain froid. Le cui-cui des oiseaux s’était changé en grincement de ferraille. Dans mon esprit, dans mes muscles, tous les signaux d’alarme hurlaient.

Je fis demi-tour. Pour me trouver en délicate proximité avec un flingue. Un Oudav, le dernier cri de la technologie poutinesque. Mes yeux remontèrent le long de la manchette immaculée, puis de la manche de veston de prix, jusqu’au visage du bienheureux propriétaire de toute cette panoplie : une sorte de Tatar gras, en costume du dimanche.

Il me dit, avec un sourire qui ne souriait pas : « Toi monter dans machina Bystra ! »

À cause du moteur électrique, je n’avais pas entendu la voiture approcher. Elle s’arrêta à côté de moi. La portière s’ouvrit.

Nicolas kempf

Episode N°7 par Philippe Lutz - Juin 2019

Il y a des circonstances dans la vie où l’on ne discute pas.

En un instant, je fus poussé à l’arrière du véhicule et collé au dossier par un démarrage impétueux.

— Une Tesla ? fis-je, pour détendre l’atmosphère. Monsieur a du goût... 100 km/h en 2,7 secondes, c’est bien cela ?

Mais je n’eus droit qu’à une charge du gros Tatar qui jeta sur moi une couverture et usa de tout son poids pour m’allonger au pied de la banquette.

La Tesla a beau être une voiture luxueuse, sièges chauffants de cuir piqué, suspension Smart Air, etc., ma position était assez inconfortable. Je tentai de faire le point : tout d’abord, l’accident était peu probable, grâce au système d’évitement des collisions et au freinage d’urgence automatique ; donc, si je m’en sortais, j’identifierais facilement le propriétaire du véhicule, les Tesla ne courent pas les rues ; ensuite, le voyage ne m’emmènerait pas au bout du monde : l’autonomie de ces bolides électriques était malgré tout limitée, 500 kilomètres au maximum. Il ne me restait qu’à prendre mon mal en patience, ce qui ne dura guère : à peine avions-nous roulé une petite heure, que la voiture ralentit, à mon grand regret d’ailleurs, car malgré les courbatures qui commençaient à m’ankyloser, j’avais plaisir à écouter les voluptueux feulements du moteur, bien plus agréables que le crissement des graviers sur lesquels nous venions de nous arrêter.

Sans un mot, mon ange gardien m’extirpa de l’habitacle tout en maintenant la couverture sur ma tête, et me poussa devant lui. Je faillis trébucher, et pénétrai dans ce que j’imaginai être une villa.

— Bonjour, Monsieur Schwalber, fit une voix qui me rappelait quelqu’un. Excusez la méthode, mais nous n’avions pas le temps de vous envoyer une invitation par voie postale…

Le Raspoutine relâcha enfin sa pression, me découvrit la tête et me rendit la vue : alors ça, pour une surprise, c’était une surprise !

Philippe lutz

Episode N°8 par Jocelyn Peyret - Juillet 2019

Face à moi, courbé comme un roseau pliant au vent violent, se tenait l’homme de la Perestroïka. Il avait pris un sacré coup de vieux, l’ancien apparatchik qui avait vendu son pays au capitalisme privé.

- Veuillez me suivre, nous avons très peu de temps devant nous.

Après la chute du communisme, Gorbatchev avait créé une organisation internationale, la Croix Verte, qui se voulait une énième solution aux problèmes environnementaux et autres changements climatiques inhérents à notre frénésie énergétique.

Je le suivis. Gorby traînait la patte. Il avançait certes, mais à un rythme qui me laissait tout loisir d’admirer le mauvais goût qui avait inspiré la décoration du hall d’entrée. Le silence régnait jusqu’à ce qu’il soit guillotiné par le carillon d’une horloge qui m’apprit que je devrais être à l’apéro, à taper le carton autour d’une bouteille de Pinot Gris frais et gouleyant.

Mon hôte me précéda dans un salon cossu, enveloppé d’un nuage de fumée qu’entretenaient trois Havanes qui empuantissaient l’atmosphère inquiétante de cette rencontre.

Sur la table ronde, en chêne massif, lustrée de frais, des documents, la plupart en anglais et en cyrillique. L’un d’eux retint mon attention. Il s’intitulait : Russian Mafia and energy in the world.

Là, je me souvins d’un adage souvent répété par ma mère, À l’ombre des belles filles poussent les emmerdements. Et Mélanie Muller ne dérogeait pas à la règle, me dis-je tout en découvrant les fumeurs de cigares qui s’étaient levés de leurs fauteuils en cuir noir.

Jocelyn peyret

Episode N°9 par Véronique Cohu - Septembre 2019

- Dois-je faire les présentations ?

Gorby avait dit cela dans un français impeccable. Je le regardais, abasourdi. Tendant le bras, je bredouillais :

- Elle, ce n’est pas la peine ! Rien qu’au crissement de ses bas, je la reconnaîtrais n’importe où, au milieu de n’importe qui !

La belle Melanya, souriante, écrasa soigneusement son cigare dans un cendrier placé sur la table basse qui marquait la frontière entre elle et moi. J’avais envie de lui sauter dessus pour lui demander des explications. A peine avais-je esquissé le début d’un élan qu’un des deux sbires qui l’entouraient me plaqua contre le mur, sa main écrasant douloureusement ma pomme d’Adam. Je sentais sa force herculéenne, prête à me broyer. Il articula lentement :

- Toi te taire. Toi, bouger, pas.

Je le regardai dans les yeux, histoire d’engager une conversation qui pourrait peut-être nous mener vers une chaleureuse amitié. On peut rêver, non ? Ce que je vis me glaça le sang. Les orbites étaient vides. Il n’avait pas de sourcils non plus. La peau était bizarre. J’entendis un léger déclic dans son bras. Il relâcha légèrement son étreinte. Ils éclatèrent tous de rire. Sauf mon bourreau.

- Cher Xavier, que pensez-vous de notre humanoïde ? Bon, il manque encore quelques détails mais il nous obéit au doigt et... à l’œil ! Son frère jumeau que vous voyez là sait même danser le gangnam style !

Melanya s’amusait comme une folle. Gorby aussi, qui lui envoya un baiser à travers la pièce. A ce moment là, je choisis de l’ouvrir. Je me demande encore si ce fut une bonne idée.

- Vous êtes touchants, les deux amoureux, entourés de vos soldats de plomb. Mais qu’avez-vous fait d’Athanase, bande de dégénérés ?

Cohu 1

Episode N°10 par Jacques Fortier - Octobre 2019

- Mais qu’avez-vous fait d’Athanase, bande de dégénérés ?

Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev se tourna lentement — il avait quand même 88 ans — vers Melanya :

- Les détectives de l’Ouest ne sont pas tous des Sherrrlock Holmes. Celui-ci, ma chère, est lent à la détente. Voudrrriez-vous éclairrrer sa lanterne ?

Melanya me regarda dans les yeux.

- Monsieur Schwalber, il n’y a que dans les feuilletons policiers qu’un client embauche un détective pour retrouver un disparu qu’il a en fait enlevé lui-même. Si j’ai fait appel à vous, c’est bien qu’Athanase s’est évanoui dans la nature. Mais vous avez compris : je me fiche de mon mari comme de ma première chemise. Ce qui nous intéresse, c’est…

- Son livre, bon sang de bois ! L’anthropophage de Genève

Elle me toisa avec commisération.

Le cannibale de Bâle. Mais vous faites des progrès. Oui, ce Cannibale nous ennuie, car ce fouille-merde y a glissé des pseudo-révélations sur La Croix Verte, l’organisation de défense de l’environnement que Mikhaïl a fondée. Des propos injustes dont la publication nuirait à la paix du monde. Il a fallu… nettoyer. Nos androïdes ont agi. L’imprimerie a brûlé, les camions du distributeur ont eu d’étranges accidents, la librairie « Bords de l’Ill » a été fermée pour travaux. Restent douze exemplaires dans une sacoche, celle de mon mari, envolée avec lui.

Je fulminais.

- C’est absurde ! Vous me lâchez sur leur trace, puis vous me faites enlever !

Gorbatchev eut un petit signe d’exaspération.

- Nous ignorions alors qu’il existait un treizième exemplaire du Cannibale. En votrrre possession. Un serrrvice de prrresse imprrrudent…

Même lent à la détente, j’avais compris que ma situation devenait critique. La Croix Verte allait m’éliminer vite fait. Comment me tirer ce mauvais pas ?

Ce fut le moment que choisit l’androïde n°1 pour s’effondrer sur la table à cigares.

Fortier 1

Episode N°11 par Martine Muller-Lombard - Novembre 2019

Ce fut le moment que choisit l’androïde n°1 pour s’effondrer sur la table à cigares. Une fumée grise sortait de ses orbites de golem, se mêlant à celle du cigare de « Melanya », restée immobile pendant que l’humanoïde n°2 semblait subir un plantage de logiciel, agitant ses bras d’acier et émettant des bruits suspects.

Une question me brûlait les lèvres : Pourquoi ses gens-là se lançaient-ils à la chasse d’un bouquin publié, alors qu’il aurait suffi d’empêcher son auteur d’enquêter et de l’écrire ? Mélanie savait bien que son mari écrivait, elle aurait pu se contenter de faire disparaître les fichiers.

Non, ça ne rimait à rien. Réprimant un rire nerveux, je contemplais les deux Tchékistes de pacotille agonisants, puis me tournai vers l’homme à la tache de vin sur le front. Je connais par cœur celle de Gorbatchev, que je vénère infiniment. Celle-ci était mal faite. Le visage me rappelait quelqu’un. Mais qui ? J’eus comme un flash. Le Conseil de l’Europe ! J’y avais enquêté sur la fameuse affaire de « diplomatie caviar » mise au point par un certain État pour infléchir les positions du Conseil à son égard. En plein milieu, mes accès avaient été bloqués et l’enquête suspendue. A plusieurs occasions j’y avais croisé le visage en question. Il appartenait à l’un des huissiers, dont la ressemblance avec Gorby m’avait frappé… Un factotum en queue de pie qui devait connaître la maison comme sa poche. A toiser « Melanya » et ses bottines griffées, j’étais sûr que je visais juste. La Croix verte de mon héros avait bon dos.

Un sifflement perça mes tympans. Quelques fractions de seconde plus tard, une déflagration me projeta vers la porte.

Dans la rue, les oreilles encore bourdonnantes, j’entendis des cris, puis une deuxième explosion. Je haussai les épaules, ce qui ne m’empêcha pas de composer le 112 sur mon téléphone.

Litter al

Episode N°12 par Janine Elkouby - Décembre 2019

Je composai le 112 sur mon téléphone. Puis ce fut le trou noir. Quand j’ouvris les yeux, je me retrouvai enfermé dans un cercueil mouvant de fumée grise, mais j’entrevis l’énigmatique Melanya s’éjecter de la villa, se fondre dans la fumée, disparaître. Le silence était total et je ne voyais plus rien. C’était bien ma veine : sourd et aveugle…

Mon odorat en revanche était intact, plus performant que jamais, pas étonnant, j’avais toujours été d’une sensibilité maladive aux odeurs, et pour l’heure, c’était une forte odeur de pourriture qui me montait au nez, comme la moutarde… Je bondis sur mes pieds en me bouchant les narines, saisi soudain d’une affreuse idée : et si je disparaissais moi aussi, absorbé par cette fumée grise que je ne voyais plus ? Dans mon errance aveugle et sourde, tandis que la puanteur devenait insupportable, je me heurtai soudain violemment à un obstacle. L’obstacle poussa un hurlement. Tiens, je n’étais donc plus sourd ? Je n’eus pas le temps de me réjouir qu’une gifle retentissante me fit tomber à genoux, et, en même temps que je voyais défiler à toute vitesse les yeux furibards, la main levée, le tailleur Dior et les jambes gainées de noir de la belle Melanya, je compris que je n’étais pas non plus aveugle. Ma chute me réveilla complètement.

Des pompiers et des CRS armés de matraques et de boucliers couraient en tous sens. Je vis clairement Melanya en chair et en os se faufiler dans tout ce chaos. Je me mis à hurler : « Attrapez-la ! C’est elle, la criminelle ! ». Comme au ralenti, je vis un pompier stopper son élan, la saisir par le bras, retirer son casque… Comme au ralenti, je la vis se débattre, tenter de s’arracher à la poigne de l’homme, le reconnaître avec terreur…

Janine elkouby

Episode N°13 - Extrait des Mémoires de Xavier Schwalber

Comme au ralenti, je la vis se débattre, tenter de s’arracher à la poigne de l’homme, le reconnaître avec terreur…

Le pompier l’étreignit pour l’immobiliser. Il lui dit quelque chose – que je ne pus saisir, allongé sur le bitume et noyé dans les volutes de fumée puante.

Mais Melanya lui mordit l’avant-bras. Il la relâcha en criant. Elle en profita pour lui envoyer un coup de genou bien placé… Et le cri de l’homme devint un hurlement de douleur. Elle s’enfuit.

Je m’étais relevé, et vins au secours du pompier, plié en deux par la souffrance.

« Ah ! La vache ! » gémit-il, « elle m’a eu dans les…

- J’ai vu… Mais que lui avez-vous dit ? Vous la connaissez ?

- Oh oui ! Et vous aussi, je vous connais…

- Vous n’êtes pas vraiment pompier ? »

Pas de réponse ; il enchaîna tout de suite.

« Allons-nous-en. On a des choses à se dire. Vous connaissez un bistrot dans le coin ? »

On s’attabla devant deux thés verts dans un Döner Kebab hallal.

« La villa est sous notre surveillance depuis un mois. On se doutait que ça allait barder tôt ou tard… Mais on ne s’attendait pas à ça.

- "On" ? C’est qui ? »

Pas de réponse.

« Je vais vous dire ce que vous pouvez savoir. La villa est la base d’un réseau d’espionnage poldévien, dirigé par le faux Gorbatchev qui vous a interrogé. On soupçonne le Nachrizschtenhaüptszamt d’avoir organisé ces explosions.

- Le Nachrizschtenhaüptszamt, c’est quoi ?

- Le contre-espionnage syldave.

- Et vous ? Qui êtes-vous ?

- Vous avez le roman d’Athanase ?

- Oui. Un service de presse. Je l’ai parcouru… Il est nul.

- Eh bien, on va aller chez vous et le lire ensemble. Vous avez du Doliprane ? »

Schwalber

Episode N°14 par Gilles Buscot - Février 2020

– Eh bien, on va aller chez vous et le lire ensemble. Vous avez du Doliprane ? »

C’était à croire qu’il connaissait mes moindres habitudes ! J’étais moi-même sujet aux migraines et j’avais toujours une boîte de doliprane dans la poche intérieure de ma veste… J’extirpai la boîte en question. J’en sortis une plaquette encore vierge. D’un geste qui se voulait expert, j’exerçais une pression du pouce sur l’un des opercules. Je fis tomber un gros cachet sécable dans le creux de sa main. Il ne parut guère surpris et encore moins reconnaissant. Sans sourciller, il goba le cachet entier, vidant d’un trait son reste de thé vert. Seul le va-et-vient de sa pomme d’Adam trahissait une déglutition difficile.

« C’est du 1000, mon vieux ! » lui dis-je d’un air entendu, espérant un semblant de gratitude de sa part.

Mais mon interlocuteur continuait de me prendre de haut :

« Assez perdu de temps ! », maugréa-t-il. « On file à votre bureau et on se plonge dans la lecture du Cannibale de Bâle » … Puis il ajouta, en se raclant la gorge : « Quel titre, quand même ! »…

L’instant d’après, nous grimpions dans un immense camion de pompier. Un véhicule d’un rouge rutilant, à faire rêver tous les petits garçons de la terre. Je fis glisser la ceinture à enrouleur, mais j’eus à peine le temps d’entendre le petit clic. Déjà mon voisin démarrait en trombe, sans prendre le temps de se ceinturer lui-même. Déjà il déclenchait une sirène tonitruante qui fit sursauter les passants et paniquer les automobilistes. Déjà il grillait son premier feu rouge…

Buscot

Episode n°15 par François Hoff - Mars 2020

Déjà il grillait son premier feu rouge… Mais le pin-pon du camion nous assurait l’impunité. Le faux pompier laissa le véhicule en double file, et nous nous ruâmes dans l’escalier.

Il y avait du monde chez moi, j’entendais parler. Mon Python 1207 à la main, j’enfonçai la porte d’un coup de pied.

« Salut, Xavier ! Pense à appeler un serrurier ! »

C’était Athanase, qui m’attendait assis à mon bureau, un verre de mon whisky à la main. Autour de lui, une douzaine d’individus rigolaient…

Peu s’en fallut que je ne déchargeasse mon flingue sur eux, mais on s’expliqua.

Athanase devait présenter son roman à la librairie Bords de l’Ill. Mais il avait pris contact avec l’association Littér’Al, et lui avait proposé un coup de pub génial !

Il fait semblant de disparaître, avec la complicité de Duduche le libraire. On m’envoie une danseuse du Royal Palace de Kirrwiller, dans le rôle de la troublante Melanya. Et les écrivains produisent à tour de rôle les épisodes d’un thriller d’espionnage. Athanase les met en scène, et Duduche les transmet au bulletin d’Alir.

Bref, je me suis fait avoir comme un bleu. Le pompier n’est pas un agent du contre-espionnage, mais le patron du Vignoble éditeur, dont Athanase est le plus beau fleuron. Il a prêté sa villa et sa camionnette repeinte en rouge aux conjurés. L’explosion était bidon – un fumigène et quelques pétards – et les androïdes avaient été prêtés par Luc Besson.

L’intrigue tournait autour du mystérieux Cannibale de Bâle, pour créer une forte attente des lecteurs. Ils se demanderaient quelles terribles révélations ce roman contenait. Avec un tel lancement, ils s’arracheront le bouquin !


« Quand un type disparaît, faut pas le chercher trop. En tout cas pas chez moi… Parce que je ne laisse pas de traces ; je consomme et je consume. Et le dernier cadavre était exquis ! J’avais abordé le monsieur à l’exposition Francis Bacon – quel beau nom prédestiné ! – de la Fondation Beyeler… »

Lisez la suite du 1er chapitre du Cannibale de Bâle sur notre site.Litter al 1

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